Chronique
Si Blue Lines était considéré comme l’acte de naissance du mouvement trip-hop, si Protection était vu comme la confirmation que Massive Attack était un pilier du genre, c’est avec Mezzanine que le groupe signe son chef-d’œuvre. Bien que la musique conserve sa coloration urbaine et nocturne, les éléments soul et indiens qui lui conféraient une certaine chaleur ont pratiquement disparu, alors qu’en revanche, les nappes électroniques s’octroient la part belle et commettent une funeste alliance avec une basse qui ronronne et des guitares électriques, qui exhalent une opaque chape de saturation. Enfin, la dimension hip-hop paraît presque insignifiante dans cet écrin de brume crépusculaire.
Mezzanine est à l’image de sa pochette. Etrange, menaçant, limite angoissant, mais non dépourvu de beauté, tel ce scarabée mystérieux, limite cybernétique, mutant ou extra-terrestre, aux courbes acérées mais esthétiques, que l’on imagine grouillant et vorace, qui se détache sur le fond blême de la pochette.
Comme par le passé, plusieurs chanteurs se partagent le butin. L’habitué Horace Andy échoit des parties planantes, toujours teintées (légèrement) de soul, Elisabeth Fraser et Sara Jay apportent une touche de douce féminité, tandis que les patrons de Massive Attack se chargent du chant hip-hop. Quelques samples sont encore utilisés, notamment empruntés aux Cure ou au Velvet Underground, en autres, mais se fondent sans difficulté dans la logique personnelle de Mezzanine.
S’il y a une récrimination à faire, c’est à propos de la disposition des titres : les meilleurs ou disons, les plus éclatants, se situent au début et on se trouve un peu démuni (quand la bise fut venue) ensuite, même si la qualité demeure indéniable, chaque morceau possédant une identité propre et son lot de trouvailles sonores.
En ce sens, il est difficile de passer à côté des premiers : « Angel » sert en quelque sorte de résumé de l’album, atmosphère planante que trouble le jeu spasmodique des guitares, qui dressent des ombres pleines d’aspérité, tandis que Horace Andy scande une ligne vocale rêveuse et non moins accrocheuse. De même, l’un des passages les moins torturés du disque, « Teardrop » est magnifiquement servi par le chant d’Elisabeth Fraser, d’une pureté cristalline, et s’impose comme un joyau sinon le joyau du disque.
Cela dit, le titre le plus impressionnant à mon avis, en terme d’ambiance, est « Risingson ». Duo des voix rap de Del Naja et Marschall, au timbre sépulcral, qui s’enchaînent dans un décor onirique et dévasté, claviers d’une fébrilité fantasmagorique, ronronnement électrique malsain. Difficile de ne pas en souligner la puissance évocatrice redoutable.
Plus rapidement, on peut relever « Inertia Creep » à la touche orientalisante, le vespéral et apaisé « Exchange », avec son crépitement qui fleure bon le vieux vinyle ou le feu de bois (au choix), « Black Milk » à la ligne de basse baguenaudante très entêtante (que l’on peut entendre à sa vraie vitesse à l’ouverture du fameux album Somethin’ Else de Cannonball Adderley, un classique du jazz), ou encore le long « Group Four », qui s’articule en un crescendo d’angoisse génial.
A priori, chaque titre mériterait un commentaire élogieux. Massive Attack parvient ici à se transcender. D’un point de vue diachronique, le « groupe » réussit à se renouveler et d’un point de vue synchronique, la force de ces atmosphères déshumanisées, ce jeu de collage sonore très minutieux (car il s’agit de cela, en réalité, en partie du moins), rendent Mezzanine passionnant, incontournable. Et pas seulement pour des raisons historiques : huit ans plus tard, il n’apparaît pas particulièrement touché par la morsure du temps.
Alors certes, l’orientation musicale de l’album est un parti pris, qui peut ne pas plaire. Cela entraînera des dissensions au sein de Massive Attack et aboutira au départ d’Andrew Vowles, peu ravi que des accents rock aient supplanté la verve jazzy précédente. Pour l’amateur de rock et d’ambiances ténébreuses, au contraire, Mezzanine est l’album de trip-hop idéal. A la croisée des chemins, atmosphérique mais pas ennuyeux, planant parfois, mais en même temps terriblement nerveux, sombre mais en même temps brillant d’une lumière d’un noir délicieux, il s’écoute avec un immense plaisir à chaque fois. Mezzanine est le chef-d’œuvre de Massive Attack.